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Existe-t-il une laïcité japonaise ?

La constitution japonaise de 1946 prévoit une stricte séparation de la religion et de l’État :

 

La liberté de religion est garantie à tous. Aucune organisation religieuse ne peut recevoir de privilèges quelconques de l'État, pas plus qu'elle ne peut exercer une autorité politique.

Nul ne peut être contraint de prendre part à un acte, service, rite ou cérémonial religieux.

L'État et ses organes s'abstiendront de dispenser toute éducation religieuse ou toute autre activité religieuse. (article 20)

Aucun denier public, aucun bien de l'État ne peut être affecté au profit ou au maintien d'une institution ou association religieuse. (article 89)

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Cette séparation de l’État et de la religion assure la liberté religieuse au Japon d’un point de vue institutionnel, sachant que la religion y est très présente dans la société civile, sous des formes extrêmement variées : bouddhisme, confucianisme, shintoïsme, taoïsme, zen, nouvelles religions (Sukyo Mahikari, Omoto kyo, la secte Moon, ou encore la tristement célèbre secte Aum qui a commis un attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995), mais aussi christianisme, jaïnisme, judaïsme, sikhisme ou islam.

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Si le terme de « laïcité » n’a pas d’équivalent en japonais, ne peut-on pas dire que la Constitution en renferme parfaitement l’idée ?

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Le japonologue Christian Galan met en garde contre tout comparatisme superficiel : « comment penser (ou simplement aborder) la laïcité dans un pays où les religions n’ont jamais cherché à prendre le pouvoir politique ? (…) A aucun moment de l’histoire japonaise on ne rencontre une osmose étroite, systématique, réfractée à tous les niveaux de l’appareil et de la culture, entre le pouvoir et une grande religion instituée. » Éducation scolaire et « laïcité » au Japon.

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Il est nécessaire, selon l’universitaire, de comprendre que le rapport entre religion et État n’y est pas pensé dans les même termes qu’en France et qu’il est préférable d’éviter « de plaquer sur le Japon des concepts développés pour d’autres sociétés – la nôtre notamment –, même s’ils semblent a priori opératoires. »

Si le bouddhisme est la religion majoritaire au Japon (89 millions de bouddhistes, soit 70% de la population), le débat sur la laïcité au Japon se complique notamment par le caractère protéiforme de cet ensemble de croyances animistes appelé shintoïsme ou shinto (« la voie des dieux »), la religion originelle du Japon, puisque des domaines d’activité du simple quotidien y participent, par la voie des fleurs (kado), du thé (sado), des armes (budo), par la calligraphie, le théâtre, voire l’érotisme… A l’inverse, certains mouvements à l’intérieur du shinto, tel le tenrikyo peuvent être comparés à des religions révélées.

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Les Japonais pratiquent tout autant le bouddhisme que le shintoïsme (90 millions de shintoïstes, soit 70% aussi de la population) : on parle de syncrétisme shinto-bouddhiste.

 

La question de la laïcité au Japon se pose avec plus d’acuité depuis que le pays a engagé, dans les années 1990, un tournant néolibéral et néoconservateur, voire nationaliste, qui cherche à réhabiliter les « valeurs du shinto » en engageant des réformes du système éducatif, notamment par le biais d’écoles privées dont l’État et les collectivités locales doivent « encourager le développement par des subventions ou tout autre moyen approprié » (Loi fondamentale sur l’éducation de 2006).

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Cette promotion de ce qu’on appelle le « shintoïsme d’Etat », qui vise à pallier le manque d’éthique et l’absence de valeurs morales supposés des jeunes générations, n’est pas considéré au Japon comme attentatoire à la Constitution « puisque c’est avant tout le caractère culturel ou identitaire, et non religieux, de celui-ci qui est mis en avant » écrit Christian Galan.

Laïcité Japon Empereur Meiji shintoïsme d'état

Gravure de 1878 célébrant l’empereur Meiji, selon le principe que l’empereur divinisé, dans le shintoïsme d’Etat, incarne l'essence et l’unité de la nation.

A droite, portant un arc sur lequel est perché un aigle se trouve Jinmu, ancêtre de l’empereur et fondateur mythique du Japon, que la tradition fait naître en 711 avant J.-C. et mourir à 126 ans. La partie supérieure représente certaines des plus importantes divinités de la mythologie japonaise (appelées kami) parmi lesquelles (en haut du panneau droit) Amaterasu, la déesse du soleil, dont Jinmu serait lui-même le descendant. 

De 1868 à 1945, avant que la séparation de la religion et de l’État ne soit inscrite dans la Constitution, le shintoïsme d’État fut imposé sous la forme d'un culte de la nation et de l’empereur dans un contexte autant nationaliste que militariste, et tous les Japonais, bouddhistes ou chrétiens, étaient alors contraints de participer aux cérémonies dans les sanctuaires et les écoles. C’est cette « religion nationale » que la Nippon Kaigi, organisation d’extrême-droite japonaise, entend restaurer.

La fierté du pays a été, selon elle, bafouée par les Procès de Tokyo de 1946 (le jugement des criminels de guerre japonais de la Seconde Guerre mondiale) et les réformes survenues sous l’occupation américaine. La Nippon Kaigi veut mettre fin au « masochisme du repentir » en révisant le contenu des manuels d’histoire, en retirant la Déclaration de Kono (par laquelle le gouvernement avait reconnu la prostitution forcée de femmes étrangères par l’armée impériale) et en encourageant les visites au sanctuaire Yasukuni de Tokyo, où est honorée la mémoire des « héros » de la guerre, y compris celle de soldats condamnés pour crimes de guerre, en instrumentalisant le shintoïsme à des fins politico-nationalistes.

Laïcité Japon shinto

Représentation du Torii, le portail marquant l’entrée d’un sanctuaire shintoïste et le symbole du shintoïsme, dans la bande dessinée "Onibi - Carnet du Japon invisible" de Cécile Brun & Olivier Pichard (Atelier Sento)

Bien qu’elle ne compte que 35000 membres, la Nippon Kaigi est extrêmement influente car la majorité des représentants parlementaires y adhère (289 des 480 membres de la Diète), ainsi que l'ancien Premier Ministre Shinzo Abe et son ministre de la Culture. Un récent scandale politico-financier concernant le financement d’une école privée nationaliste shinto, dont l’épouse du Premier ministre devait être la directrice honorifique, a néanmoins dégradé l’image du mouvement juste avant la démission de Shinzo Abe pour raison de santé.

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Sa ministre des Affaires intérieures et des Communications, Sanae Takaichi, affiliée elle aussi au mouvement Nippon Kaigi, était sa favorite pour sa propre succession. Elle est devenue ministre du nouveau gouvernement de Fumio Kishida, membre lui aussi du Nippon Kaigi.

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Étant donné la difficulté à appliquer le concept de séparation de la religion et de l’État au Japon selon le point de vue occidental, il faut être prudent sur l’usage d’un concept de « laïcité japonaise » et conclure avec Christian Galan qu’elle est « une notion – et une réalité – non seulement évolutive en elle-même mais également, et surtout, actuellement en cours d’évolution. »

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Selon le dogme mooniste, Sun Myung Moon et sa femme Hak Ja Han ont établi le « mariage saint » que Jésus n'avait pas pu réaliser.

L'assassinat de Shinto Abe, le 8 juillet 2022, a aussi révélé au grand jour les liens, jusque-là tabous, de l’ancien Premier Ministre et de son parti politique avec la secte Moon. Cette secte chrétienne fondée en 1954, en Corée du Sud, par le Messie autoproclamé Sun Myung Soon, s’est rendue célèbre par ses spectaculaires mariages collectifs.

 

Le grand-père de Shinto Abe, Nobosuke Kishi, ancien ministre du développement industriel au Mandchoukouo (l'immense colonie impériale japonaise créée en territoire chinois où 4 millions de Chinois furent mis au travail forcé), et qui fut lui aussi Premier Ministre du Japon (de 1957 à 1960), était un proche du révérend Soon, dont il partageait l’anticommunisme. Il favorisa la propagation de la secte au Japon au point que le plus grand nombre de ses fidèles s’y trouve désormais. 

 

Shinto Abe a poursuivi ce lien en favorisant le mariage collectif de Coréens avec des femmes japonaises (un honneur pour ses dernières selon le dogme de la secte Moon, la Corée étant le pays d'Adam et le Japon le pays d’Eve). Selon le journal Nikkan Gendai, 10 des 20 membres du dernier gouvernement Abe (2017-2020) auraient eu un lien avec la secte Moon.

 

L’assassin a justifié son geste par le fait que sa mère avait fait un don de 100 millions de yens (720 000 dollars) à la secte Moon, ainsi que de sa maison, ce qui avait finalement ruiné sa famille. Selon les préceptes de la secte, en effet, le révérend Moon doit pouvoir acquérir une puissance économique qui lui permette de vaincre Satan. 

L’assassin tenait Shinto Abe comme personnellement responsable de la propagation de la secte au Japon. 

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