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Incidents à l'école : la laïcité est remise en cause

L'affaire de Creil

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En octobre 1989, l'exclusion de trois collégiennes refusant d'enlever leur voile en classe suscite une vive polémique et conduit à quinze ans de débats intellectuels et politiques qui aboutiront au vote de la loi de 2004.

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A la rentrée 1989, trois collégiennes de l'établissement Gabriel-Havez de Creil arrivent voilées en cours. Les enseignants leur demandent de retirer leur voile en classe, mais les adolescentes refusent.

 

Le principal du collège décide alors d’exclure les trois adolescentes afin de garantir la laïcité de l'école qui, depuis les lois Ferry et conformément aux circulaires Jean Zay de 1936 et 1937, interdit tout prosélytisme religieux ou politique dans l'enceinte de l'école publique.

 

Les élèves, qui ne sont pas définitivement exclues du collège, y retournent deux semaines plus tard, le 9 octobre. Un accord entre leurs parents et l’établissement les autorise à porter leur foulard dès la sortie des cours, mais pas dans les salles de classe. Elles doivent également cesser « tout prosélytisme religieux à l’intérieur du collège et mettre un frein à leur comportement agressif », notamment à l'encontre de jeunes filles musulmanes non voilées.

 

Si le principal du collège, après avoir négocié avec les familles, obtient dès le 9 octobre que le foulard soit retiré pendant les cours, l'affaire devient nationale et la polémique s'engage.

Les « foulards de Creil », 30 ans après
Article de Laurent Bouvet, 2019

« À la rentrée scolaire de 1989, trois élèves de confession musulmane du collège Gabriel-Havez de Creil, dans l’Oise, sont exclues en raison de leur refus d’enlever leur voile en entrant dans l’établissement.
Ce qui apparaît à l’époque comme une nouveauté va en effet devenir une composante structurelle du débat public jusqu’à aujourd’hui, et faire l’objet d’une politisation accélérée.
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On assiste dans la même période, depuis l’arrivée au pouvoir des religieux en Iran en 1979 notamment, à une poussée de lectures radicales de l’islam – islamistes au sens général du terme – qui deviennent, dans nombre de pays du monde arabo-musulman, des outils de contestation des régimes en place. Ces lectures, intégristes, fondamentalistes, littéralistes… mais aussi souvent politiques, se déploient également dans les pays où d’importantes populations de religion musulmane sont présentes en raison de l’immigration des décennies précédentes. C’est le cas en France, où, comme on l’a vu plus haut, des revendications pour l’égalité des droits et une meilleure intégration ont eu lieu au début des années 1980.
 
À l’automne 1989, on est d’ailleurs encore sous le choc de l’affaire dite des Versets sataniques, du nom de l’ouvrage de Salman Rushdie, écrivain britannique d’origine indienne, qui lui vaut d’être frappé par une fatwa en forme de sentence de mort de l’ayatollah Khomenei, « guide suprême » de la révolution iranienne, le 14 février 1989. Les interdictions du livre, et le déchaînement de haine publique auquel il donne lieu [...] dans le monde arabo-musulman, sont le premier épisode médiatique de cette radicalisation religieuse. 

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» Dans l’affaire de Creil, les signes de cette radicalisation sont perceptibles.
Dans un article du 9 octobre intitulé « Les tchadors de la discorde », l’envoyé spécial du Figaro à Creil fait état de propos tenus par les jeunes femmes au cours d’un entretien dans le bureau du principal, qui ne laissent aucun doute sur leurs intentions : « Nous sommes des folles d’Allah, nous n’enlèverons jamais notre foulard, nous le garderons jusqu’à notre mort ». Deux groupuscules fondamentalistes organisent d’ailleurs une manifestation d’environ 800 personnes en faveur du port du voile à Paris, le 22 octobre.

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« L’affaire du voile » dessin de René Pétillon, Éditions Glénat, 2006.

Division politique à gauche

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» Le ministre de l’éducation nationale, Lionel Jospin, qui a proposé (dans un entretien paru dans Le Nouvel Observateur du 26 octobre et dans son intervention faite le 25 devant l’Assemblée nationale) pour sortir de la crise que les chefs d’établissement mettent en œuvre « un dialogue avec les parents et les enfants concernés pour les convaincre de renoncer à ces manifestations » (le port de signes religieux) mais qu’en cas d’échec de ce dialogue, « l’enfant – dont la scolarité est prioritaire – doit être accueilli dans l’établissement public ».

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Lionel Jospin n’est pas le seul, à gauche, à tenir la ligne de l’apaisement et de la conciliation, au nom de la laïcité et de la tolérance qu’elle induit. Ainsi, Malek Boutih, vice-président de SOS Racisme, déclare-t-il qu’il est « scandaleux que l’on puisse au nom de la laïcité intervenir ainsi dans la vie privée des gens, malmener les convictions personnelles […] En aucun cas, une sanction ne peut être infligée à des élèves en vertu de leur foi » avant de demander que les trois élèves soient réintégrées. 

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Parmi les hauts responsables de gauche, seul Jean-Pierre Chevènement, ministre du même gouvernement que Lionel Jospin, écrit dans Le Monde du 9 novembre : « L’école publique s’est imposée historiquement en France avec l’esprit de libre examen, contre la mainmise de l’Église sur l’éducation et l’esprit des enfants. Si d’autres formes d’obscurantisme se lèvent, l’esprit de libre examen reste aussi nécessaire aujourd’hui qu’hier à la République. Et par conséquent la laïcité ».

Documentaire de Thomas Legrand et Pauline Pallier, 28 octobre 2020.

Une coproduction LCP-Assemblée nationale / Ina.

Laïcité, 30 ans de fracture à gauche

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Documentaire retraçant, à l'aide d'archives de l'INA commentées par des responsables politiques, l'histoire du débat qui déchire la gauche au sujet de la laïcité depuis l'affaire de Creil :

» Le camp laïque va se retrouver autour du texte publié le 2 novembre dans Le Nouvel Observateur, « Profs, ne capitulons pas ! » par cinq intellectuels (Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler).
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La grande originalité du texte des cinq intellectuels républicains est de lier, pour la première fois, de manière très étroite, l’argument laïque et l’argument féministe.
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"Ce n’est pas, Monsieur le Ministre, en réunissant dans le même lieu un petit catholique, un petit musulman, un petit juif que se construit l’école laïque. L’école s’efforce d’installer un espace où l’autorité se fonde sur la raison et sur l’expérience : cela est accessible à tous. A ce titre, et parce qu’elle s’adresse à tous, l’école n’admet aucun signe distinctif marquant délibérément et a priori l’appartenance de ceux qu’elle accueille.
 
« Accueillir tous les enfants », dites-vous. Oui. Mais cela n’a jamais signifié faire entrer à l’école, avec eux, la religion de leurs parents, telle quelle. Tolérer le foulard islamique, ce n’est pas accueillir un être libre (en l’occurrence une jeune fille), c’est ouvrir la porte à ceux qui ont décidé, une fois pour toutes et sans discussion, de lui faire plier l’échine. Au lieu d’offrir à cette jeune fille un espace de liberté, vous lui signifiez qu’il n’y a pas de différence entre l’école et la maison de son père. En autorisant de facto le foulard islamique, symbole de la soumission féminine, vous donnez un blanc-seing aux pères et aux frères, c’est-à-dire au patriarcat le plus dur de la planète. En dernier ressort, ce n’est plus le respect de l’égalité des sexes et du libre arbitre qui fait loi en France. D’une seule phrase, vous avez désarmé ces milliers de jeunes musulmanes qui se battent ici et là pour leur dignité et leur liberté. Leur plus sûr allié contre l’autoritarisme des pères était l’école laïque et républicaine. Aujourd’hui, elles l’ont perdu. Vous avez fait un marché de dupes, Monsieur le Ministre, en échangeant la libération et l’intégration, certaines et constatables, des jeunes filles musulmanes contre l’espoir hypothétique d’un retour à la tolérance des intégristes, par définition ennemis de la tolérance".

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» Cette position qui sera celle de l’État jusqu’en 2004 devait apaiser les conflits du même ordre qui pouvaient naître, en pariant sur la capacité des acteurs locaux à trouver des compromis, dans l’intérêt a priori des élèves. Elle se révèlera peu à peu intenable à la fois devant la multiplication des situations conflictuelles, le durcissement des revendications identitaires qui s’y mêlent, et devant la pression politique en vue d’une clarification des usages possibles de la laïcité dans le nouveau contexte qu’a inauguré l’affaire de Creil.
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Dans les années 1990, les cas similaires vont se multiplier – les décomptes varient mais le chiffre d’un peu plus d’une centaine de cas « conflictuels » semble faire consensus –, les décisions des chefs d’établissements et les recours devant la justice administrative également. Elles ne vont pas toutes dans le même sens, et l’égalité de traitement des élèves, d’un établissement à l’autre, d’une académie à une autre, n’est pas respectée. Ce qui conduit à des contestations de plus en plus fréquentes du dispositif Jospin fondé sur l’avis du Conseil d’Etat – suivant la même logique, le commissaire du gouvernement Rémy Schwartz qualifiera en 1995 les arrêts successifs sur le sujet de « jurisprudence de conciliation », la neutralité des personnels de l’éducation nationale ne pouvant être imposée aux élèves puisque la laïcité qui l’impose aux premiers garantie dans le même temps aux seconds la liberté de conscience et son expression.
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Le contexte géopolitique

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Jeunes filles portant des pancartes promettant de tuer Salman Rushdie lors d'un rassemblement dans la banlieue sud de Beyrouth, un mois après la fatwa de Khomeini.

» Cette évolution a lieu sur fond de développement, tout au long des années 1990, des formes radicalisées de l’islam telles qu’elles se dessinaient déjà dans les années 1980. La fin du communisme et de la guerre d’Afghanistan vont en effet nourrir dans de nombreux pays des mouvements islamistes. Outre les Talibans qui sont les plus connus à l’époque, on trouvera au cours des conflits de la décennie, aussi bien en Tchétchénie que dans les Balkans, des djihadistes dont les idées politico-religieuses renvoient à des formes d’islam radicalisé. Il en va de même au Proche-Orient, où la Guerre du Golfe contre l’Irak de Saddam Hussein en 1991 suscitera de nombreuses vocations en ce sens, y compris au plus haut niveau d’un Etat pourtant originellement laïc. Les premiers attentats d’un groupe terroriste nommé Al Qaïda, qui se réclame du salafisme, auront lieu dès le début de la décennie, notamment à New York, au World Trade Center, déjà, en 1993. Ce contexte n’apparaît pas encore avec la force et la cohérence qu’il prendra dans la décennie suivante, après le 11 septembre 2001, laissant toujours apparaître des éléments plus saillants, comme c’est le cas lors des différents conflits au cours desquels émergent ces mouvements islamistes. Mais ces mouvements préparent déjà très largement la période suivante, et la radicalisation dont ils témoignent est bien réelle. Leur influence sur une jeunesse musulmane partout dans le monde se fait sentir, surtout lorsque ces mouvements lient leur combat à celui des Palestiniens dont les deux premières Intifadas (1987, 2000) bornent la période comme elles indiquent, par les causes qui les déclenchent, elles aussi, le basculement de l’une à l’autre, dans une époque où la lecture religieuse l’emporte. »
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Laurent Bouvet, Les « foulards de Creil », 30 ans après, 13 septembre 2019.

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Capture d'écran de l'épisode Fatwa : The Musical, extrait de la série Curb your enthusiasm de Larry David, parodiant la fatwa contre Salman Rushdie.

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